Une adolescente comme les autres ✯ Mia

C'est difficile de savoir où on va sans savoir d'où on vient. La plupart des gens ont des photos d'eux bébés, fièrement affichées au mur ou au contraire honteusement dissimulées dans un album voué à n'être ouvert que pour les grandes occasions. Parfois, les gens ont même dans leur collection des clichés datant d'avant leur naissance, souvenirs parentaux montrant au choix des couples amoureux et insouciants ou les ventres arrondis de jeunes femmes rayonnantes.
Moi, je n'ai rien de tout ça. La plus ancienne photo que j'ai de moi date de Noël 2006, soit quatre jours après que Joshua Harman, pasteur célibataire et sans enfants, a eu la surprise de me découvrir devant la porte de son église. Cette photo, elle me montre avec un sourire jusqu'aux oreilles, vêtue d'un pull en laine bien trop grand pour moi qui me fait une robe et dont on a roulé les manches pour que je puisse tenir dans mes mains un ours en peluche plus gros que ma tête.
La petite ville de Kelloe ne disposait d'aucune structure d'aide à l'enfance. Quand il m'a trouvée, le gentil pasteur très inquiet m'a emmenée à Durham où des médecins m'ont examinée. D'après eux, j'avais envie trois ans et je ne présentais aucune trace d'hypothermie, ce qui tenait sans doute du miracle. À trois ans on est supposé avoir des souvenirs, on est sensé connaître au moins son prénom, mais pas moi. Il paraît que j'ai sans doute vécu un traumatisme ou quelque chose comme ça, mais l'avantage c'est que ça non plus je ne m'en souviens pas. Administrativement, je n'ai aucune idée de comment il a pu obtenir ça mais je sais qu'après plusieurs jours passés à l'hôpital, le gentil pasteur Harman m'a ramenée chez lui où il était décidé à me garder le temps que quelqu'un me réclame. Tu sais, c'est un peu une évidence pour les adultes, il ne peut pas exister de petite fille égarée sans famille à sa recherche, c'est inconcevable. Pourtant, personne n'a jamais cherché me récupérer.
Je portais une gourmette à l'époque que j'ai toujours aujourd'hui mais qui est devenue trop petite, sur laquelle est gravé cet étrange prénom dont je suis affublée. Le gentil pasteur n'a tout simplement pas eu le cœur à me dépouiller de tout ce que je semblais posséder en m'en donnant un autre quand il m'a adoptée, mais la plupart du temps il m'appelait Mia.

Pourquoi te parlerais-je des quatre années qui ont suivi ? Elles ont été banales et pourtant merveilleuses, mais personne n'a jamais envie d'entendre parler des bonheurs simples. Les gens veulent entendre ce qui choque et tu ne fais pas exception à la règle alors je vais te dire ce que tu veux savoir : le gentil pasteur est mort. Crise cardiaque, fulgurante et sans signes avant-coureurs, tout ça sous mes yeux de fillette impuissante. J'avais sept ans et ce souvenir-là je sais que je ne l'oublierais jamais, parce que Joshua était véritablement l'homme de ma vie, tout à la fois un père, un sauveur, un professeur et un ami et je l'aimais plus que je n'ai jamais osé aimer quiconque par la suite. Parfois, je me console en me disant que ce Dieu qu'il servait devait vraiment l'aimer lui aussi, pour l'appeler si vite à ses côtés.

J'avais donc sept ans. J'étais évidemment inconsolable et profondément bouleversée, alors les services sociaux de Durham m'ont choisi une famille d'accueil douce et chaleureuse pour me remettre sur pieds. Tom et Angie avaient beaucoup d'amour à donner mais leur grand garçon Liam étudiait à l'étranger alors, même s'ils n'étaient pas Joshua, j'ai accepté de recevoir un peu de cet amour volé à un absent et pendant trois belles années, j'ai naïvement cru que je pourrais laisser les drames derrière moi, j'avais un père et une mère de remplacement et même un grand frère qui me rapportait à chaque fois un petit cadeau d'Australie pour marquer à la fois mon anniversaire et Noël. Et puis Angie est tombée malade, un cancer détecté trop tard. A sa mort, Tom est parti vivre en Australie pour se rapprocher de Liam et moi, on m'a envoyé dans une autre famille d'accueil.

Cette fois, j'ai refusé de m'attacher alors je ne te donnerais ni le nom des parents, ni ceux des deux enfants qui allaient au collège avec moi, ni même celui du chien. Tout ce que tu as besoin de savoir, c'est que le père de famille s'est tué dans un accident de la route un peu moins de deux ans après mon arrivée.
À ce stade, comme j'avais déjà bien saisi que je traînais derrière moi une sorte de malédiction que les services sociaux s'obstinaient à appeler une terrible malchance, j'ai refusé la nouvelle famille d'accueil et j'ai fini en foyer. Tu devines la suite ? Allez je t'aide, cette fois c'est l'éducatrice en charge qui a rendu l'âme.

Après cet énième drame, je me suis toujours débrouillée pour ne jamais rester plus d'un an au même endroit. J'ai vraiment horreur des enterrements.